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Chronicrobard
23 juin 2010

L'homme de la rue

« Il paraît évident que les mesures prises pour défendre l'euro ne seront efficaces que si la confiance se rétablit. Tous les spécialistes vous le diront. L'homme de la rue ne voit que l'écume des choses. Il crie à l'austérité mais il y a dans cette affaire toute une machinerie – si vous me permettez d'emprunter cette image au vocabulaire du théâtre – dont le but est, je le répète, de restaurer la confiance des marchés. »
Ton doctoral.

commentateur_politique_copie

Léger rire de gorge après le mot machinerie.
Diction aussi soignée que la dentition d'un milliardaire. Frisson de plaisir à la pensée de la semaine qui s'annonce : radios, plateaux de télévision, colloque, chroniques hebdomadaires, pluie d'euros qui tombe dans l'escarcelle.
Le commentateur politique, espèce proliférant plus vite que l'algue verte, a pondu son analyse.
Le vulgum pecus prétendra que, des analyses comme celle-­là, il en pond tous les matins. C'est bien possible mais difficile à vérifier : on n'est pas dans les chaumières aux moments cruciaux.
Évitons l'appareil digestif. N'ajoutons rien aux kilos de prose déjà consacrés aux
marchés, entité dont on sait peu de chose, sinon que sa main est invisible et son humeur changeante.
Il s'agit plutôt, dans ces lignes, de déboulonner une autre image : l'homme de la rue.
De quelle rue, d'ailleurs ? Un boulevard bordé de HLM pourries ou la rue de la Paix ? L'avenida 9 de Julio, à Buenos Aires, sur laquelle roulent de front dix-­huit bolides ou une venelle médiévale aussi étroite que la marge de manœuvre d'un chômeur alcoolique ?
Le commentateur politique proteste : ce n'est qu'une abstraction, ça ne désigne aucune rue en particulier.
Justement : l'abstraction est à la réalité ce que la Grosse Bertha est à la frappe chirurgicale. Elle écrase le paysage comme un char d'assaut lancé dans un pré : les plantes sont aplaties, les parfums disparaissent, les couleurs se confondent.
L'abstraction regarde de loin, elle est sœur du mépris.
Car, mon petit bonhomme, on sent ta condescendance suer entre les mots. Si l'on avait accès à ton for intérieur, on entendrait voler les insultes. Et si tu subissais trop longtemps la pression exaspérante d'un journaliste, tu lâcherais la bonde à ton emportement : Nous sommes en démocratie re­pré­sen­ta­tive ! Par conséquent, on va pas demander aux gens leur avis tous les quatre matins !
En attendant, malgré une écoute attentive de l'extrait radiophonique, aucun changement de ton n'est perceptible quand le spécialiste multicarte évoque l'homme de la rue. Le commentateur est prudent. Il tient du sophiste, du marchand de tapis et du bonimenteur. Il dit la bonne aventure à la planète entière. Il est choyé, réclamé, respecté, bien payé mais il sait que tous les mépris ne sont pas bons à dévoiler. Il croit dur comme fer que les grands hommes sont cyniques et camoufle son opinion quand il le faut. Ce faisant, il n'en pense pas moins...
On ne saurait trop lui conseiller d'agir comme Micromégas quand il saisit délicatement, pour le rapprocher de lui, le vaisseau où se tenait une « volée de philosophes » qui  « revenait du cercle polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations dont personne ne s'était avisé jusqu'alors. »
S'il regardait de plus près, il les distinguerait, les hommes de la rue. Il les verrait sortir de l'indétermination.
Les détails lui apparaîtraient, comme ils s'imposent à ceux qui préfèrent la saveur de la vie aux colonnes de chiffres.
• Sarah Dujardin, première à Normale Sup', troisième à Polytechnique, virtuose du violon et de l'heptathlon, belle comme un marbre de Phidias, engloutie dans les problèmes existentiels et malheureuse comme les pierres.
• Luigi Malatesta : maçon dans le Sud de l'Italie, couvert de dettes et tenu par la maffia. Ayant refusé de couler un mauvais payeur dans le béton, il avait dû s'exiler dans le Cantal.
• Ursuline Ardent la bien nommée, nonagénaire qui manifestait en fauteuil roulant et se rappelait 1936.
Et tant d'autres, oubliés, noyés dans un brouillard épais dont ils n'émergent pas, ramassés au filet et comprimés par millions pour nourrir les statistiques. Les petits, les sans-­grade, ceux dont les puissants s'étonnent qu'ils puissent supporter des existences aussi ternes. Quand ils tirent leur révérence, on les enterre sans cérémonie, nul ne prononce d'oraison funèbre et ils s'en vont discrètement ainsi qu'ils ont vécu.

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